Le problème ce n'est pas l'immigration, c'est le capitalisme

Nous y sommes, c'est officiel : la bourgeoisie barbarisée, contestée de toutes parts, a décidé qu'il était temps de gouverner avec l'extrême droite. Nous pouvons et devons faire contrefeu en ramenant, avec quelques chiffres simples, le vrai sujet sur la table : le gavage à l'œuvre dans le capitalisme contemporain.

Florimond Manca,

Que faire une veille de Noël ? Profiter d'un samedi de repos ? Penser avec enthousiasme aux bons moments qui viennent ?

Peut-être. J'aimerais bien.

Mais je me retrouve à écrire sur la loi immigration qui a été votée cette semaine à l'Assemblée. Et je ne publie pas souvent ici, c'est donc dire.

Bon. Allons-y, parce qu'il le faut. Il nous faut de l'air !

Une loi de bascule

D'abord l'évidence. La loi immigration est une loi d'extrême droite : réactionnaire, raciste, nationaliste, et antisociale.

Dans son contenu, elle instaure des mesures qui font basculer l'état du droit français et les principes auxquels le bloc bourgeois entendait encore se conformer jusqu'ici.

L'emblème de cette bascule est la validation, sur le principe, de la préférence nationale, matérialisée dans la conditionnalité de certaines allocations (APL, allocations familiales…) à au moins 5 ans de présence sur le territoire ou 30 mois d'emploi. Ce que le camp Le Pen proclame comme une "victoire idéologique". Fabien Escalona nous rappelle dans Mediapart la carrière réussie de cette idée d'extrême droite. En 1988, elle était déjà défendue par Jean-Marie Le Pen.

En 2023, ce principe pénètre donc officiellement dans le droit français. Et ce avec les votes unanimes de l'extrême droite, bien sûr — ce qui confirme la nature du fond de cette loi — mais aussi du parti Les Républicains (LR), qui ont largement contribué à durcir cette loi au Sénat 1. Si le camp macroniste s'est affiché destabilisé, il a finalement validé le tout en écrasante majorité.

Ce que cette union de voix dans l'hémicycle révèle c'est ce que Bruno Amable et Stefano Palombarini anticipaient déjà (une fois n'est pas coutume 2) en mai 2022, à savoir que le bloc bourgeois et de l'extrême droite pourraient s'allier en un "bloc de droite 2.0". Il faut se rendre à l'évidence, nous y sommes.

Ce 20 décembre 2023, à une heure de grande écoute, le Président de la République a déclaré à la télévision publique, venant défendre une loi innique qu'il fait donc sienne :

Il y a un problème d’immigration dans le pays, parce qu’il y a trop d’immigration clandestine et que ça crée des déséquilibres, des sujets, des pressions. [...] Cette situation [fait] pression sur notre système.

Emmanuel Macron, C à Vous (France 5), 20 décembre 2023.

Sur le fond, le camp Le Pen n'aurait rien dit d'autre.

Une diversion au mépris de l'état des connaissances sur l'immigration

Il ne suffit pas de balayer d'un revers de main cette loi comme xénophobe, anti-humaniste et raciste — ce qu'elle est pourtant.

Il est nécessaire de révoquer ses fondements, faits à l'appui, pour que l'on puisse en discuter autour de nous et se convaincre de l'ampleur de la diversion à l'œuvre.

C'est ce qu'a fait sur LCP le 20 décembre François Héran, professeur et titulaire de la chaire "Migrations et sociétés" au Collège de France, qui a aussi publié tribune au Monde publiée le 21 décembre.

Il y fustige les allégations d'Eric Ciotti d'un "modèle social le plus généreux d’Europe, qui fait de la France la destination privilégiée pour les migrants" comme "totalement inexacts" et relevant d'une "croyance jamais démontrée".

Et pour cause, les chiffres sont parlants. Dans son article Le vrai problème, ce n'est pas l'immigration, c'est Emmanuel Macron pour Mediapart, la journaliste Nejma Brahim rappelle que 16% des demandeurs d'asile l'ont fait en France, contre 25% en Allemagne ; qu'en France, 70% des demandes de protection sont rejetées ; et que le gouvernement le sait car Gérald Darmanin s'en est vanté. Sur LCP, François Héran rappelait aussi que "31% des français sont liés à l'immigration sur trois générations, mais seuls 5% ont leurs 4 grand-parents immigrés 3", ce qui indique "des brassages, des unions mixtes considérables au fil des générations".

Si cette loi ne s'appuie pas sur le réel pour se justifier, elle aura en revanche des conséquences bien réelles et dramatiques pour les familles. La journaliste Faïza Zerouala rapporte ainsi pour Mediapart que les associations s'indignent du risque de paupérisation pour les étrangers en raison des mesures de conditionnalité des aides sociales.

De l'air !

En suivant les événements et en vous documentant sur cette loi, vous avez peut-être comme moi ressenti de la sidération. Peut-être avez-vous pensé abandonner, tenté que vous étiez à l'idée que la France serait définitivement un pays raciste.

Resaisissons-nous ! "Pas de résignation pour Noël !", appelait François Ruffin dans un entretien pour France Inter le 22 décembre 2023. Ah, du Ruffin comme je l'aime ! Rappelons-le nous avec lui : les idées de gauche sont majoritaires dans le pays. Il faut donc les porter et elles trouveront écho.

Voilà l'enjeu.

D'abord, se mobiliser pour que cette loi ne soit pas promulguée. Signez les tribunes, allez aux rassemblements.

Mais surtout, je pense, organiser le contrefeu. Eclaircir l'ambiance haineuse qui s'installe à mesure que la bourgeoisie barbarisée approfondit la diversion, en pointant "l'étranger" pour qu'on évite de la pointer elle.

Car il y a de quoi. Il suffit de se pencher et de ramasser les chiffres scandaleux qui témoignent du gavage en accélération depuis 40 ans.

Mise au point sur le gavage capitaliste en cours

Pour Noël, nous pouvons et devons nous rappeler de quelques chiffres simples. Tel ce graphique qui m'a été rappelé récemment dans mon fil Mastodon :

Graphique "Qui mange le pain des français ? Ce qu'ils coûtent chaque année à la France" présentant en abscisse plusieurs catégories et en ordonnée le montant en milliards d'euros. Le graphe montre que l'immigration rapporte 12.5 milliards, les réfugiés qui fuient la guerre coûtent moins de 1 milliard, les intérêts de la dette (uniquement les intérêts) coûtent entre 35 et 40 milliards, et l'évasion fiscale coûte plus de 70 milliards (estimation la plus basse).
Graphique "Qui mange le pain des français ? Ce qu'ils coûtent chaque année à la France" présentant en abscisse plusieurs catégories et en ordonnée le montant en milliards d'euros. Le graphe montre que l'immigration rapporte 12.5 milliards, les réfugiés qui fuient la guerre coûtent moins de 1 milliard, les intérêts de la dette (uniquement les intérêts) coûtent entre 35 et 40 milliards, et l'évasion fiscale coûte plus de 70 milliards (estimation la plus basse).

Et en matière de chiffres simples et éloquents, Ruffin se fait toujours très bon relais.

Il a attiré mon attention sur un fait qui m'avait échappé : l'explosion du patrimoine détenu par les 500 plus grandes fortunes de France depuis 30 ans, exprimé en pourcentage du PIB.

Connaissez-vous le classement Challenge ? C'est assez littéralement un concours de qui a la plus grosse (fortune) auquel s'adonne la bourgeoisie chaque année. Une formidable source de l'ampleur du vol de richesses à l'œuvre.

La première édition de ce classement était publiée en 1996 — je venais de naître. La fortune de Bernard Arnault était alors de 18 milliards de francs. Aujourd'hui elle est de… 203 milliards d'euros, faisant de lui l'homme le plus riche de la planète. "C'est dire l'explosion de la fortune de l'homme d'affaire", commente avec enthousiasme le magazine dans une rétrospective 2021 à l'occasion des 25 ans du classement. Pardon, vous dites que l'article indique que sa fortune était de 150 milliards d'euros ? Oui, c'est le chiffre 2021. Le chiffre du classement 2023 est bien 203 milliards d'euros. L'occasion de s'interroger sur la source de ces 25 milliards par an supplémentaires. Son travail ? Certainement pas. Bernard Arnault est l'emblème du vol et de la concentration richesses à l'œuvre dans le capitalisme contemporain.

Toujours d'après le classement Challenge, en 1996, le cumul du patrimoine des 500 plus grandes fortunes représentait 6% du PIB. Aujourd'hui, cela représente 1170 milliards d'euros, soit… 45% du PIB. "Du jamais vu, des chiffres fous", s'amuse le magazine.

D'où est-ce que cela peut provenir ?

En mai 2023, l'Humanité publiait une synthèse de comment l'Etat redistribue l'argent aux entreprises. Quelques extraits :

  • L'impôt sur les sociétés était de 50% jusque dans les années 80. Quand le bloc bourgeois a propulsé Emmanuel Macron à l'Elysée, il n'était déjà plus que de 33 %. Aujourd'hui, il est de 25 %.
  • Vous et moi payons l'équivalent de 23,8% des impôts collectés par l'Etat. Les entreprises n'en paient que… 5,9%.
  • Les aides publiques aux entreprises représentaient 3,5% du PIB en 1971, contre… 6,7% aujourd'hui. Cela représente une somme de 190 milliards d'euros, soit "3 fois plus que le budget de l'Education nationale" ou "6,3 fois plus que les minimas sociaux".
  • En comparaison, les aides publiques aux ménages sont restées stables, à 5 % du PIB.

Le résultat ? Pendant que les gens se serrent toujours plus la ceinture, des bénéfices inédits pour le CAC40 ces dernières années, tels les 142 milliards d'euros dégagés en 2022.

Sur les dépenses publiques bénéficiant aux entreprises, on trouve tout le détail dans le rapport Un capitalisme sous perfusion commandé par la CGT à l'Ires en 2022. Mesdames et messieurs, je vous présente l'Etat mis au service du capital :

Graphique "G 1.13 Ensemble des dépenses fiscales, socio-fiscales ou budgétaires bénéficiant aux entreprises" présentant en abscisse l'année entre 1979 et 2019, et en ordonnée le montant en milliards d'euros courants. Le montant total était de 10,33 milliards en 1979 ; 39,41 milliards en 1996 ; 69,55 milliards en 2004 ; 204,56 milliards en 2019. Source : auteurs à partir de données Insee, PLF, PLFSS, Acoss-Urssaf, via Un capitalisme sous perfusion, CGT / Ires, 2022.
Graphique "G 1.13 Ensemble des dépenses fiscales, socio-fiscales ou budgétaires bénéficiant aux entreprises" présentant en abscisse l'année entre 1979 et 2019, et en ordonnée le montant en milliards d'euros courants. Le montant total était de 10,33 milliards en 1979 ; 39,41 milliards en 1996 ; 69,55 milliards en 2004 ; 204,56 milliards en 2019. Source : auteurs à partir de données Insee, PLF, PLFSS, Acoss-Urssaf, via Un capitalisme sous perfusion, CGT / Ires, 2022.

Exonérations massives de cotisations sociales, crédit d'impôt recherche-innovation (CIR / CII), niches fiscales en tous genres, voire suppressions pures et simples d'impôts ou de taxes, telle la CVAE dont les 8 milliards d'euros ont été financés par la retraite à 64 ans…

Qui fait vraiment un "trou" dans la caisse ? Si les dépenses publiques ont diminué en raison des politiques d'austérité et des "réformes structurelles" successives, les recettes ont été encore plus sabrées :

Graphique "G 1.5 Evolution des recettes et des dépenses inscrites au budget général de l'Etat" présentant en abscisse l'année de 1980 à 2019, et en ordonnée le montant en pourcentage du PIB. Entre 1981 et 2019, les recettes fiscales sont passées de 24,2% en 2019 à 17,2% en 2019, soit une diminution de 5,2 points. Au cours de la même période, les dépenses étatiques ont diminué, passant de 23,5 % à 20,7 % du PIB (soit 2,8 points). Source : Insee, via Un capitalisme sous perfusion, CGT / Ires, 2022.
Graphique "G 1.5 Evolution des recettes et des dépenses inscrites au budget général de l'Etat" présentant en abscisse l'année de 1980 à 2019, et en ordonnée le montant en pourcentage du PIB. Entre 1981 et 2019, les recettes fiscales sont passées de 24,2% en 2019 à 17,2% en 2019, soit une diminution de 5,2 points. Au cours de la même période, les dépenses étatiques ont diminué, passant de 23,5 % à 20,7 % du PIB (soit 2,8 points). Source : Insee, via Un capitalisme sous perfusion, CGT / Ires, 2022.

Le tout sans presque jamais de contreparties, pour des résultats économiques faiblards voire nuls, des services publics tombant en décrépitude, une Sécurité sociale en voie de démantèlement, et accélérant la concentration des richesses dans les mains d'une infime minorité…

Relever la tête

Le capitalisme contemporain, qui cherche par tous les moyens à poursuivre l'agrandissement de son monstrueux tas de fric malgré la crise auquel il doit faire face, en raison notamment de la baisse des gains de productivité en lien avec le plateau énergétique que l'on connaît aujourd'hui.

Voilà ce qui nous appauvrit. Ce qui détruit nos services publics. Ce qui nous prive des ressources pour entamer enfin la redirection écologique.

Pas les immigrés, pas "l'étranger".

Comme toujours, de l'argent, il y en a : dans les poches du patronat.

La crise de 1929 a débouché sur le nazisme et le fascisme, largement soutenus par la bourgeoisie qui a pu ainsi continuer ses affaires. Mais elle a aussi débouché sur le Front populaire. Nous sommes peut-être à une croisée des chemins similaires.

En nous souhaitant de bonnes fêtes de fin d'année, car — comme dirait Ruffin — à la fin, c'est nous qu'on va gagner.


  1. Pour l'historique de cette loi qui aura connu de multiples versions, voir l'excellent article Loi « immigration » : tout ce qui a changé entre le projet initial, la version du Sénat et de l’Assemblée et celle de la CMP par Les Décodeurs / Le Monde. 

  2. Bruno Amable a publié en 2018 avec Stefano Palombarini L'illusion du bloc bourgeois (La Découverte). Les auteurs y constataient l'avènement d'un "bloc bourgeois", incarné par Emmanuel Macron et LREM. Ce bloc entendait pallier à la crise politique française pour continuer les politiques de néolibéralisation (auxquelles la France résiste, ce qu'Amable avait analysé dans La résistible ascension du néolibéralisme (La Découverte) en 2021) en se positionnant comme au-dessus du clivage gauche/droite. Dans Où va le bloc bourgeois ? (La Dispute), les deux auteurs actaient en 2022 que cette "illusion" s'était bel et bien dissipée au vu du premier mandat d'Emmanuel Macron. À partir des contradictions du bloc bourgeois, ils anticipaient alors sa reconfiguration en "bloc de droite 2.0" néolibéral et autoritaire. Leur analyse sonne à nouveau très juste. 

  3. C'est mon cas : ma famille est en Belgique, dont une partie issue de l'immigration italienne du début du 20ème siècle il y a trois générations, et je suis bien un immigré belge naturalisé français par la suite…